Chapitre 6

 

« Encore une fois, Tamino. C’est mieux. »

Le petit Vert attrapa le volant emplumé relancé par Tula. Il s’essuya le front, prit de profondes inspirations, puis alla reprendre ses marques sur le grand tapis rond qui délimitait l’espace des voltiges. Fermant un instant les yeux pour se concentrer, il se dressa sur la pointe des pieds, les bras arrondis dans la gracieuse position de départ, lança le volant et s’élança lui-même dans la série de bonds et d’arabesques qui devaient l’amener au milieu du cercle pour le rattraper et le relancer.

« Respire, Tamino, le rythme ! »

Tula esquissait les mouvements et la respiration en nommant tout bas chaque figure et en les rythmant de « bien, bien, bien » et de « plus… haut, le volant, plus… haut ! » Ses cheveux roux, coupés courts sur le front, s’y collaient en petites boucles sombres. La salle était très chaude en cette fin d’après-midi de septème, bien qu’on eût laissé toutes les portes grandes ouvertes. Une trentaine de Vertes et de Verts de neuf à treize années s’y entraînaient pourtant avec conviction. Une réunion de gymna était prévue sous peu avec Cartano, une des nombreuses rencontres réparties dans Tannée pour aider à choisir les représentantes des Familles aux Jeux provinciaux. Et les Verts de Béthély s’entraînaient maintenant aux côtés des Vertes. Ce soir, une dizaine de garçons dormiraient sous la tente plantée dans un pré de l’Esplanade Est, après avoir partagé le repas des Vertes dans la salle commune de la Tour Est. Ils travailleraient le lendemain matin dans les vergers avec elles, reprendraient l’entraînement avec elles l’après-midi. Et partiraient avec elles pour Cartano dans quelques jours. Après la rencontre, ils retourneraient à Bois-Malverde.

Lisbeï avait imaginé bien des fois son retour à Béthély. Pas pendant le voyage : elle était trop épuisée le soir et s’endormait comme une brute la tête à peine posée sur l’oreiller. Mais à Wardenberg, ou avant Entraygues. Elle s’attendait à ce que Béthély eût changé, même si elle arrivait mal à imaginer comment. Elle n’avait pas pensé que le changement qui la frapperait le plus, ce serait de voir deux jeunes Verts en maillots de coton moulant tachés de sueur, en train de parader ensemble dans un coin, et ces autres qu’elle avait soudain reconnus pour des garçons aussi parmi les Vertes, dans les cercles de la gymna.

Elle avait pensé qu’il y aurait des visages inconnus chez les jeunes Vertes, les jeunes Rouges, des visages disparus parmi les adultes, de nouvelles adultes dont elle reconnaîtrait les noms mais pas vraiment les visages. Il y aurait – elle le savait depuis Entraygues – Méralda auprès de Tula comme apprentie Mémoire. Il y aurait Mooreï vieillie avec Antoné paisible… Mais elle n’avait pas imaginé Béthély sans Selva. Elles étaient arrivées assez tard dans la soirée. Personne ne les attendait avant au moins six ou sept jours. Une lumière était allumée dans le bureau au quatrième étage de la Tour Ouest, elles étaient montées. Et en poussant la porte, en voyant la tête rousse de Tula se tourner vers elles, pendant un instant très bref, comme un éblouissement, Lisbeï avait vu Selva – et au même instant, pour la première fois, elle avait vraiment réalisé que Selva était morte et qu’elle ne la reverrait jamais. Les yeux gris-vert de Tula remplis de larmes, ensuite, et ses propres larmes qui l’avaient surprise, la longue étreinte dans la lumière partagée sans réserve, la sensation du corps de Tula contre le sien, étrange parce qu’elle avait accouché à peine un mois auparavant et que ni ses seins ni son ventre n’avaient encore retrouvé leur fermeté ni leurs proportions normales. Mais Lisbeï s’était attendue à ce que Tula ne fût pas vraiment Tula, elle l’avait revue à Entraygues, si brèves et si contraintes qu’aient été ces retrouvailles : elle ne pouvait plus être déçue.

Pour le reste, Béthély était Béthély : les jardins, les vergers, les Esplanades, les Tours, les bruits, les odeurs, les couleurs, le parler rapide et chantant – Un peu moins vaste peut-être, l’espace, un peu moins hautes, les Tours, un peu moins larges, les corridors… Elle avait pourtant eu quinze années lors de son départ : une adulte, au moins par la taille. Mais les images auxquelles sa mémoire confrontait Béthély remontaient à un temps plus ancien dont les dimensions seraient toujours différentes.

Le Vert termina sa dernière passe, s’immobilisa devant Tula avec un sourire triomphant, hors d’haleine. Elle imita en l’exagérant sa respiration haletante : « Le souffle, Tarn, le souffle ! Mais c’est beaucoup, beaucoup mieux. » Elle lui caressa la joue en souriant aussi : « Ça suffira pour aujourd’hui, va. »

Le garçon illuminé esquissa une petite courbette, la répéta pour Lisbeï, puis s’éloigna d’un pas élastique en faisant sonner les minuscules clochettes de son volant contre sa cuisse. Lisbeï jeta un coup d’œil de côté à Tula : le son argentin évoquait-il pour elle le même souvenir, les premières leçons de taïtche ? En tout cas, les clochettes étaient une nouveauté pour la voltige à Béthély ; elles aidaient à rythmer les enchaînements – et à assurer la fluidité dans l’exécution des figures.

Kélys observait en silence, apparemment perdue dans ses pensées. Ce fut Toller qui remarqua : « Un Maestéra, n’est-ce pas ? Je n’ai pas bien vu son tatouage…

— Oui, dit Tula. Excellent sens de l’équilibre, très bonne perception de soi dans l’espace. Celui-ci est encore un peu trop jeune pour la parade mais il y sera très bon aussi, je pense.

— Et pour la taïtche ? dit Kélys.

— Comme moi, dit Tula. Pas aussi prononcé, mais… – elle se mit à rire – … il s’endort. »

Lisbeï chercha le dos mince du garçon mais il s’était mêlé aux autres Vertes. Elle n’avait rien perçu. Comme Sergio, alors. Un autre qui avait survécu à sa façon à la Maladie.

Les cercles se vidaient peu à peu : l’entraînement touchait à sa fin. Des Vertes bavardaient avec animation près de la porte principale avec les deux maîtresses-gymna ; celles de la voltige se rassemblaient non loin de Tula ; elle alla leur parler, distribua rapidement commentaires et conseils, ébouriffa une ou deux têtes, donna une petite claque sur une paire de fesses et envoya toute la marmaille aux douches. La dernière à partir, une toute petite mince à la peau brune, exécuta un double saut arrière sans élan, fit sa courbette en adressant un large sourire à Tula et courut rejoindre les autres. Tula se mit à rire en secouant la tête : « Quelle m’as-tu-vue !

— Angresea », dit Toller. Elli, vérifiait-il tous les tatouages ? Il avait l’œil perçant !

« Ma première, et ma première-vivante », dit Tula avec un plaisir évident. Puis elle ajouta : « Cynria. »

Quelque chose dans son intonation, ou peut-être son aura, attira l’attention de Lisbeï. Tula la regardait, détourna les yeux aussitôt. Sa première-vivante, sept années à peine, sortie de la garderie à quatre années – après sa Maladie, puisque c’était la nouvelle politique à Béthély. La future Mère. Et alors ?

Et tout à coup, avec un tressaillement de surprise, de culpabilité, elle se rappela : Cynria – ou Cyndria : le nom donné à Cyndrella en Litale, au moment de l’histoire où sa sœur la Reine la reconnaît. C’était aussi le nom de l’enfante que Lisbeï donnait à Tula en échangeant ses graines contre les siennes, comme elles se l’étaient raconté à la garderie avant que les ennuyeuses réalités de la biologie ne fussent venues mettre fin à cette fantaisie. Tula avait bien dû lui écrire pour la naissance de cette petite ? Mais elle n’avait pas remarqué. Elle avait dû oublier, même avant de quitter Béthély…

Tula se dirigeait vers la sortie avec les deux autres et Lisbeï les rejoignit. Le soleil se couchait, allumant des myriades d’éclats aux façades des Tours. Le vent avait tourné et portait des odeurs d’étables. Depuis les fenêtres ouvertes du quatrième, dans la Tour Est, les claquements réguliers des métiers à tisser rebondissaient entre les autres Tours. Béthély, si familière, et Lisbeï avait soudain l’impression d’y être un corps étranger. Cynria. Cela n’avait peut-être pas grande signification. Peut-être un souvenir amusé, sans plus. Sept années, et toutes ces lettres pour ne rien dire. Elle essaya de se rappeler celles de Mooreï, d’Antoné – de Selva. En vain : elles se ressemblaient toutes dans sa mémoire, se brouillaient avec celles de Tula, une seule grande lettre, toujours la même, parlant de tout ce qui ne l’intéressait pas vraiment à Béthély ou autour de Béthély. La petite était-elle comme Tula ? Tula était-elle parfois allée la voir à la garderie ? L’avait-elle veillée pendant la Maladie ? Et les autres ? IL y en avait deux, Madeli qui avait, voyons, trois années ? Et la dernière, le dernier, Reno, à la nurserie de la Tour Ouest. C’était pour lui montrer Cynria à elle, alors, qu’elle leur avait proposé à toutes de l’accompagner à l’entraînement des Vertes ?

Est-ce qu’elle trouverait un moment pour poser ces questions à Tula ?

Depuis son arrivée, deux jours plus tôt, elles n’avaient jamais été seules. Il y avait eu Kélys, Toller, Mooreï et Antoné, Méralda, ou Sanra, l’autre demi-sœur vivante, celle que Lisbeï n’avait jamais vue parce qu’elle s’était encore trouvée à la garderie lors de son départ pour Wardenberg. Sanra avait presque seize années, vivait dans la Tour Ouest, ressemblait à son géniteur de Westershare, était une Rouge mais avait la main verte. (Tout ce qu’elle plantait s’épanouissait d’une façon « indécente », avait conclu Antoné en souriant.) Les informations n’avaient cessé de pleuvoir, apparemment pour le bénéfice de Toller qui n’était sûrement pas dupe non plus mais écoutait avec intérêt, observait avec intérêt, posait quelquefois des questions – comme s’il n’avait pas su grand-chose de Béthély, comme si sa nièce Twyne n’y était pas pupille depuis des années. Tula allait-elle continuer encore longtemps à les traiter en visiteuses ?

Toller, passe encore. Et même Kélys – elle n’a jamais eu avec elle le même rapport que moi. Mais moi ! C’est sa façon de me rappeler que c’est elle la Mère de Béthély ? Sa façon de me dire qu’une fois partie, je ne peux pas revenir ?

Elle suspendit la course rageuse de sa plume. Avait-elle envie de revenir ? De rester, c’est-à-dire ? En toute honnêteté, elle devait s’avouer qu’elle n’y avait pas pensé jusqu’alors. Après avoir reçu le message de Mooreï – et pourquoi signé de Mooreï et non de Tula, ce message ? Tula avait-elle été opposée à son envoi ? Mais non, c’était stupide, Tula avait dû être occupée à bien d’autres choses. Il ne leur demandait pas de venir, d’ailleurs, ce message. C’était elle qui avait décidé de partir pour Béthély, dans un vertige d’angoisse que rien ne pouvait justifier aux yeux des autres mais que personne n’avait mis en question. Et qui l’avait propulsée à travers le Pays des Mères en un temps record, mais c’était seulement parce qu’elle n’avait pas voulu avoir l’occasion de penser. (Mais penser à quoi ?) Partir à l’aube, chevaucher, marcher, changer de chevale, sauter dans des bacs, repartir à chevale, s’endormir fourbue aux étapes… Ni Kélys ni Toller n’avaient fait de commentaires. Absurde, pourtant, cette hâte : la mise en terre et la dolore de Selva avaient déjà eu lieu quand la pidge était arrivée à la Tour Fondue. Et le souvenir du rêve ne resterait pas à Angresea, puisque Lisbeï pouvait bien admettre maintenant qu’elle l’avait fui plus qu’elle n’était allée chercher à Béthély… une confirmation, une explication – un refuge ? Mais Béthély n’était pas, ne pourrait jamais plus être un refuge. Et parler à Tula… de quoi ? « Tula, j’ai fait un rêve effrayant, tu mourais et c’était de ma faute mais j’étais contente » ? Mais ce n’était pas vraiment Tula. C’était une de ces histoires tordues que racontent parfois les rêves en mélangeant le présent et le passé « activité aléatoire du cerveau », comme disait autrefois Antoné, mais la petite Lisbeï ne l’avait jamais vraiment crue et ne parvenait pas à la croire là non plus. Les images du rêve étaient trop intenses, refusaient de pâlir à la lumière du jour, elles continuaient à murmurer juste à la limite de sa conscience… Pas un rêve prémonitoire, non, bien sûr, Selva avait déjà été morte quand elle avait rêvé. Et puis, il ne s’agissait pas de Selva ?

Pendant que ses pensées erraient ainsi, sa plume s’était mise à dessiner en marge du cahier. Une spirale. La marelle, bien sûr, celle de Béthély. Elle y ajouta les douze cases, avec leurs signes. Des signes qui ne voulaient rien dire, comme la comptine. On se les transmettait pourtant fidèlement de génération en génération de mosta, reconnaissables partout, à quelques variantes décoratives près, même si la forme de la marelle était différente dans le Nord et dans le Sud. Les jeux, c’était aussi un de ces héritages du passé, obscurs mais obstinés à survivre – les inventeuses des jeux étaient aussi anonymes que celles des histoires, plus encore peut-être. D’où venait celui-ci ? Il faudrait essayer de dater la première apparition de ces marelles – encore plus difficile que de dater des contes ! Qui se préoccupait de répertorier des jeux ? La marelle, se mit à écrire Lisbeï, confusément soulagée de la diversion. Il y a des dessins de marelle dans le carnet de Halde ; la rédactrice de la seconde partie s’est intéressée aux jeux et aux histoires, elle aussi. Et moi, je me suis intéressée aux histoires et aux jeux à cause du carnet. Ou bien le carnet a « cristallisé » un intérêt préexistant, comme disait Guiséia.

Non, ce n’était pas possible de s’évader. La marelle la renvoyait à la comptine, et la comptine à celle du rêve, dont elle entendait encore résonner les mots absurdes : « Très enceinte, va-t’en, haine ouverte c’est ta fuite, laisse. » Mais ce n’était pas tellement leur absurdité, c’était leur férocité joyeuse, encore plus absurde.

Exaspérée, Lisbeï reposa la plume dans le petit encrier de voyage, revissa le tout, referma le cahier sans même vérifier si l’encre était assez sèche, marmonna « … ferais mieux de dormir » en sachant bien qu’elle n’avait jamais été si réveillée. L’horloge de la Tour Sud avait sonné onze heures depuis un moment. Les bruits des couloirs s’étaient éteints. Béthély dormait, ou s’endormait. Impossible de ne pas penser à toutes les nuits où elle s’était endormie tranquille dans la certitude de Béthély comme dans de grands bras refermés sur elle. Impossible de ne pas sentir que c’était différent maintenant, qu’elle se sentait soudain étouffer, qu’elle avait envie de sortir, mais pour aller où ? La même chose lui était arrivée à Wardenberg, elle s’était souvent retrouvée la nuit à marcher seule dans les ruelles et les escaliers (quand le labyrinthe lui était devenu plus familier). Et c’était la même chose maintenant, à Béthély ? Elle n’était pas chez elle non plus à Béthély. Elle n’était plus chez elle. Elle était… chez Tula.

Elle se retrouva dans le couloir obscur – écarta résolument la nuée de souvenirs de cent moments semblables autrefois, autrefois. Seulement marcher, sans faire de bruit. Elli faisait plus frais maintenant ; les portes donnant sur les escaliers extérieurs étaient ouvertes. Dehors, la nuit veloutée, le ciel, une myriade d’étoiles, pâlissantes : la lune en train de se lever, quelque part derrière la masse de la Tour ; les odeurs et les sons nocturnes, plus intenses dans la pénombre, comme si les autres sens s’empressaient de prouver à la vue qu’elle est superflue. Les marches toujours un peu vibrantes des escaliers en spirale. Lacour, un espace empli de parfums pénétrants, les fruits et les herbes aromatiques mises à sécher sur les clayettes. De grands fantômes blancs à la verticale entre la Tour Est et la Tour Sud, sur les cordes à linge : les draps. Tout est familier. Rien n’est pareil. La main de Lisbeï se porte à sa gorge, dans un geste involontaire, pour toucher la loupe qu’elle porte comme un bijou depuis que Fraine la lui a fait monter en pendentif, il y a des années. Elle a tout perdu, alors, même Béthély ? Des larmes lui viennent aux yeux, elle se traite d’idiote à mi-voix, en est-elle encore à cette sentimentalité facile ? Elle prend de profondes inspirations, le nœud de sa gorge se dénoue un peu. D’un pas décidé, elle traverse la cour – elle ne sait même pas où elle va. Elle fuit, encore ? Haine ouverte c’est ta fuite. Aucun rapport. Ne pas y penser.

Elle se retrouve devant la porte de la salle de gymna, restée ouverte. Au-delà du seuil, l’espace caverneux traversé par les zébrures de lumière tombant des fenêtres. Elle retire ses sandales, s’avance sur les nattes souples. Elle n’a pas fait sa taïtche aujourd’hui (ni hier, ni avant-hier, ni depuis qu’elle a quitté Angresea). Eh bien, mieux vaut tard que jamais. Elle retire sa tunique de nuit, commence les exercices d’assouplissement. S’arrête en plein milieu de l’étirement-croix en constatant qu’elle a une spectatrice. Qui se détache comme à regret de l’embrasure de la porte, vient vers elle. Tula. Une partie d’elle-même s’étonne, se répond que Tula ne devait pas dormir et l’a entendue sortir de sa chambre de l’autre côté du corridor. Mais que Tula soit éveillée, à cette heure-ci, et l’ait suivie, d’une certaine façon c’est… approprié.

Elle termine son étirement, les yeux fixés sur la silhouette qui s’approche, enchaîne avec les autres exercices, délibérément. Tula s’immobilise à quelques pas. Lisbeï fait la pause requise avant les exercices de respiration et la taïtche proprement dite. Tula n’en profite pas pour parler. Lisbeï ferme les yeux, commence à respirer, s’oblige à rester les yeux fermés pendant trois respirations complètes, s’oblige à parier que Tula va rester là quand même. Elle rouvre les yeux. Tula n’a pas bougé. Son aura non plus – distante, mais une présence perceptible : le genre de réserve à laquelle Guiséia ou Toller ont habitué Lisbeï. Tula a appris des trucs plus subtils que la barrière-miroir. (Avec qui ? Peu importe.) Lisbeï continue les exercices de respiration, enchaîne avec la première figure de la taïtche, attend le fourmillement léger qui annoncera le début de la transe – ce sera difficile, sûrement, avec Tula pour la distraire… mais elle s’y enfonce de force – une sensation étrange – elle ne savait pas qu’on pouvait forcer la transe ainsi. Et maintenant, l’impression de devenir poreuse, oui, de se diffuser par les pores de sa propre peau pour aller chercher la limite où cette conscience du corps commence à se défaire, et alors, revenir, se condenser dans la luminescence rosée…

Mais à la limite, il y a le corps de Tula, Tula qu’elle n’a pas vue faire les exercices mais qui est en transe aussi, ou quelque chose qui y ressemble beaucoup – elle a fini par se trouver un équivalent de la taïtche ? Non, ne pas penser, laisser le corps penser : bouger. Bouger avec le corps de Tula, les limites fluctuantes du corps de Tula qui se déploient pour toucher l’espace de Lisbeï, comme à la parade. Mais ce n’est pas la parade, seulement cette lente ondulation de l’une vers l’autre, cette lente… aspiration de l’une dans l’autre, mais qui est l’autre ? Trop tard pour retenir la question, trop tard pour l’empêcher de cristalliser en un petit noyau dur et noir qui s’alourdit dans l’espace lumineux qui est Lisbeï (ou Tula ?), et l’espace lumineux se replie, de plus en plus vite, de plus en plus sombre, de plus en plus lourd, redevient un corps enfermé dans une peau, et c’est Lisbeï qui regarde Tula, le cœur battant, et c’est Tula qui la regarde aussi, le visage contracté par… quoi ?

« Toi, dit Tula, d’une voix basse, intense. Tu n’es pas capable, n’est-ce pas ? Tu n’as jamais pu, n’est-ce pas ? Me laisser être là, seulement me laisser être avec toi, seulement… »

Elle secoue la tête, la bouche un peu ouverte, comme si elle suffoquait. Elle suffoque. De colère ? C’est de la colère qui contracte son visage, qui serre son aura autour d’elle comme un poing ? Lisbeï la dévisage, sent en elle une étincelle qui point en réponse, s’efforce de l’éteindre, médusée : qu’est-ce qui se passe, elle n’a rien fait, Tula n’a rien fait non plus.

« Nous n’avons jamais pu… parader ensemble, c’est tout, qu’est-ce qui te prend ?

— Tu n’as jamais pu, avec personne. Pas possible, hein, admettre qu’il y ait les autres ! Toujours tout ramener à soi, c’est bien plus facile. »

Tula ? C’est Tula qui dit ça ? Tula de la barrière-miroir, Tula des silences, Tula de « tu devrais t’en aller à Wardenberg » ?

« Qu’est-ce que tu m’as laissé d’autre ?!

— Je n’avais rien à laisser ! J’essayais de respirer ! J’essayais d’exister assez loin pour qu’on puisse se toucher ! »

La voix de Tula se brise, mais elle continue : « TU n’as jamais compris. Elle avait raison, Selva. Tu n’as jamais compris. »

Effrayée de sentir l’étincelle croître, lui échapper, Lisbeï s’entend dire d’une voix étranglée : « Selva ?

— Elle t’a toujours préférée. Vous étiez tellement pareilles. Mais elle comprenait, elle. Elle avait compris.

— Compris quoi ? »

Tula ne répond pas tout de suite. Elle esquisse un geste las dans la pénombre. En deux pas Lisbeï est sur elle, la prend par les bras, la secoue, lui crie : « Tu voulais qu’on se touche, on se touche, je suis là, parle-moi ! »

Tula se tord, s’arrache à elle avec une force étonnante. Lisbeï essaie de la saisir à nouveau, elle se dérobe. Encore. Encore. « Touche-moi, dit Tula d’une voix qui devrait être moqueuse. Touche-moi. » Lisbeï bondit. Tula l’évite. « Tu peux faire mieux que ça, Lisbeï », la voix tendue, les yeux étincelants dans un fragment de lune. Lisbeï déconcertée essaie une prise plus réfléchie. Que Tula déjoue. Encore. Encore. Un rythme s’installe, de plus en plus familier. Attaque, parade. Les vieux souvenirs de l’entraînement lors de la patrouille. Et c’est une parade aussi, oui, le souffle, la concentration sur le corps de l’autre… et comme c’est Tula, ce n’est pas possible de ne pas chercher sa lumière en même temps, de ne pas étirer sa propre lumière vers elle, même sans la transe, parce que le corps de Tula est si proche, à peine touché il est dérobé, comme sa lumière qui se rétracte, s’efface, devient l’éclat haï de la barrière-miroir, et il n’y a plus personne que Lisbeï, elle est toute seule de nouveau, l’étincelle de rage se rallume, loin, profond, monte vers la surface…

Tula ne bouge plus. Elle est là, tout près, la tête rejetée en arrière parce que Lisbeï est bien plus grande qu’elle, plus large, plus lourde, mais elle n’a pas peur, Tula n’a pas peur et Lisbeï a les oreilles qui bourdonnent, les doigts fourmillants, les muscles contractés comme pour…

Elle recule d’un pas en vacillant.

« Tu ne peux pas me toucher, dit la voix de Tula, soudain bien calme, bien lasse. N’est-ce pas ? Ça te fait trop peur si j’existe trop, si je ne suis pas comme toi ? C’est de ma faute, je suppose. Je t’ai crue trop longtemps. « Toi et moi, ensemble. » Toi c’est moi, tu voulais dire. Et quand j’ai commencé à ne plus vouloir être toi… tu n’as plus voulu être avec moi. »

Mais qu’est-ce qu’elle dit ? Qu’est-ce qu’elle dit ? Toi c’est moi… mais non ! C’était dans les deux sens, réversible, si toi c’est moi, moi c’est… Non ? Lisbeï se sent soudain toute faible. Elle cherche autour d’elle, en aveugle, où s’appuyer, ne trouve rien, laisse ses genoux plier, s’assoit lourdement par terre. Elle a du mal à respirer. Elle s’est vue si près, si près de frapper Tula…

« Je voulais être avec toi, proteste-t-elle faiblement. C’est toi qui m’as dit de partir. »

Tula s’assied aussi, les bras autour des genoux, juste à côté d’une tache de lune assez lumineuse pour dessiner son visage dans la pénombre : « Bien avant, Lisbeï.

— À la garderie ? Mais je ne pouvais pas venir…

— Pas ça ». Tula soupire. « Mais c’est vrai, je t’en ai voulu pour ça aussi et ce n’était pas vraiment ta faute. On aurait dû… en parler.

— Tu ne voulais pas !

— Tu aurais dû me forcer ! »

Elles restent raidies là un moment, puis Tula s’affaisse un peu : « Tu vois. C’est ça. C’était ça. On était trop ensemble… de la mauvaise façon, et pas assez autrement. Oh, c’est ma faute aussi, je sais bien. Quand j’ai fini par mieux comprendre, j’aurais dû… t’écrire. Mais c’était trop difficile. Après toutes ces années de silence. Ces lettres. Quand je suis rentrée d’Entraygues, j’étais effondrée. Je m’étais juré que je te parlerais, et la seule fois où on aurait pu, tu n’étais pas là, et pourtant, je t’avais dit… je pensais que tu avais compris. Tu vois, on a toujours trop cru qu’on se comprenait. À cause de la lumière. Je me suis souvent dit que si j’avais été… normale, ou si on l’avait été toutes les deux, c’aurait été mieux. On aurait été obligées de se parler. Je te regardais, à Entraygues, avec tes compagnes, et j’étais… triste. Pas tellement jalouse, mais triste. Parce que tu n’as jamais été ainsi avec moi. Tu n’as jamais vraiment fait l’effort. Mais c’était normal, je suppose. Avec moi, tu étais trop sûre…

— Sûre de quoi ?!

— Sûre que j’étais comme toi. Et j’étais comme toi, comme tu voulais que je sois. À la garderie. Presque tout le temps. Comment t’aurais-je résisté ? Même après, il m’arrivait de ne pas pouvoir… Après seulement, quand tu es partie de la garderie, à force d’essayer de ne pas sentir les autres, il y a eu la barrière.

— Mais de quoi parles-tu ? »

Elles se dévisagent. « TU ne savais pas », dit enfin Tula. Elle prend une grande inspiration, la bloque, la laisse aller. « TU m’influençais, Lisbeï. TU m’étouffais. Tu es bien plus forte – ta lumière est bien plus forte que la mienne. Quand tu voulais vraiment quelque chose… J’ai retrouvé ça chez Kélys, après, c’est pour ça que je me suis toujours méfiée d’elle.

— Mais je ne l’ai jamais fait exprès ! Je ne sais même pas comment elle fait !

— Je sais, dit Tula. Maintenant. Et toi aussi. » Au bout d’un moment, elle se lève, avec un petit grognement, les mains sur les reins. « Pas encore vraiment en condition, même pour de la pseudo-parade », murmure-t-elle, mi-agacée mi-amusée. Lisbeï se lève à son tour, passe sa tunique. Elles traversent les chemins lumineux allongés sur les nattes, sortent. Elli fait frais dans la cour décolorée parla lune – une lune étincelante, énorme, au sommet de la Tour Ouest, mais qui va rapetisser en montant. Lisbeï se rend compte qu’elle a laissé ses sandales dans la salle de gymna – se rend compte que Tula est pieds nus aussi, l’a suivie pieds nus. Elle dit, la gorge de nouveau serrée : « Tu vas avoir froid. » Tula dit : « Mais non. » Elles continuent jusqu’à l’escalier extérieur. Lisbeï pense à d’autres nuits avec Tula mais ne sait pas si Tula y pense aussi. Elle devrait le lui demander, alors ; mais elle n’ose pas. C’est trop tôt Tout à coup, c’était comme si nous venions de nous rencontrer, comme si Tula était une étrangère : je ne pouvais plus rien supposer, plus rien considérer comme allant de soi… et ce n’était pas si horrible, enfin de compte ; nous sommes passées devant la dalle trouée et elle a posé le pied sur le trou – son pied ne rentrait plus dedans, bien sûr ; et j’ai posé la main sur le pilier à côté, là où nous avions gravé nos initiales, et nous nous sommes souri : il y a quand même les souvenirs, tous les souvenirs. C’est seulement qu’il faudra se les raconter, pour voir s’ils sont pareils ou différents. Celui-là était pareil.

Elles remontèrent l’escalier côte à côte, se retrouvèrent dans le corridor devant la porte de la chambre de Tula. Qui la poussa, laissant une tranche de lumière illuminer le couloir, avant de se retourner vers Lisbeï : « On aura tellement de choses à se raconter que la tête me tourne », dit-elle avec une mimique faussement horrifiée. « Demain ? » Elle leva les bras, les passa autour du cou de Lisbeï qui se pencha pour recevoir son baiser, rapide mais sans réserve intérieure.

« N’importe quand, dit Lisbeï. On aura le temps. On prendra le temps. »

Elle resta un moment sans bouger, les yeux sur la porte refermée, absurdement heureuse comme si c’était la première fois que Tula l’avait embrassée, et d’une certaine façon c’était la première fois. Elle ne fit même pas mine de retourner dans sa chambre. Elle savait qu’elle ne dormirait pas. Elle hésita un moment dans l’escalier extérieur puis se mit à gravir les marches pour se rendre au sommet de la Tour, encourant, sur la pointe des pieds. Elle ralentit après le dixième étage mais elle se sentait forte, légère, remplie d’une énergie inépuisable. Elle avait envie de rire, ou de pleurer, mais c’était la même chose. Arrivée au sommet, quand même hors d’haleine, elle contourna les réservoirs d’eau et s’accouda au parapet. Pas de mer, à Béthély. Seulement le ruban argenté de la Douve et les ondulations des collines et des champs. Mais c’était Béthély, et finalement, même si elle n’était pas revenue, parce qu’on ne pouvait pas vraiment revenir, elle était arrivée.

Au bout d’un moment, pour se calmer, pour renouer le fil de la nuit – la même nuit et pourtant tout était changé – elle reprit la taïtche interrompue. La luminescence rosée vint presque aussitôt, tournant au rouge, à l’écarlate, au noir lumineux de la transe. Elle se laissa glisser dans les rythmes familiers, au-dedans, le souffle, les crépitements, les pulsations, avec l’impression que si elle avait voulu, elle aurait presque pu les modeler à sa guise tout comme elle décidait, au-dehors, des figures de la taïtche. Elle les voyait si clairement au-dedans, comme elle voyait au-dehors la paroi du réservoir, le parapet de la Tour, la silhouette immobile – elle savait qui c’était, Toller, et cela ne la dérangeait pas qu’il fût là à la regarder, à regarder avec elle, peut-être, le paysage nouveau que lui révélait la transe.

Car il était d’une miraculeuse netteté dans ses profondeurs, ce paysage intérieur. Pour la première fois, elle distinguait dans son incessant mouvement des reliefs, des symétries, des nœuds de force, irradiants… Et deux nœuds, sombres, mats ; des dissonances. Deux zones inertes qui auraient dû crépiter d’étincelles électriques, comme les autres, fourmiller de vie. Des nœuds… qu’il fallait défaire, qu’elle pouvait défaire. Mais comment ? Bouger, non : même le mouvement de la taïtche était devenu superflu, elle l’immobilisa. Vouloir… Oui. Vouloir être encore plus à l’intérieur. Elle voyait bien maintenant : ces nœuds étaient constitués d’une myriade d’autres nœuds plus petits et à l’intérieur de ces nœuds encore d’autres, mais ce n’étaient pas vraiment des nœuds, c’étaient… de minuscules portes fermées, et il suffisait d’en ouvrir une seule. Comme ceci. Et maintenant elles s’ouvraient de proche en proche, comme appelées les unes par les autres, une éclosion de lumière, et en réponse tout le paysage ondulait, les rythmes se transformaient, glissaient en de nouvelles configurations, comme les couleurs et les formes, comme de l’eau mais une eau qui aurait gardé trace de tous les reflets, de tous les souffles de vent, de toutes les vagues.

Elle ouvrit les yeux. Au-dessus d’elle, un bleu profond, travaillé par une sourde luminescence. Elle était couchée par terre. Ce serait bientôt l’aube. Elle avait dû passer sans en avoir conscience de la transe au sommeil. Elle sourit : Toller dormait, pelotonné entre le parapet et le réservoir d’eau. Elle l’enjamba sans le réveiller.

 

* * *

 

Elles ne parlèrent pas du passé, pourtant, elle et Tula, dans les jours qui suivirent. Elles ne cherchèrent même pas tellement à parler. C’était suffisant d’occuper d’abord le même espace en paix – venir rejoindre Tula pour le petit déjeuner, par exemple, dans ses appartements qui avaient été ceux de Selva et où venait parfois aussi la rejoindre la petite Cynria, avec ses cahiers, avant le début des leçons. La première fois, la petite avait embrassé Tula, un geste de toute évidence habituel, et Tula l’avait poussée vers Lisbeï, doucement, en disant : « C’est ma sœur. » Lisbeï regarda cette Béthély-Angresea qui ne ressemblait ni aux unes ni aux autres, qui, en fait, par un caprice un peu ironique de la génétique, lui ressemblait plutôt à elle, les cheveux noirs et frisés, la peau brune, les yeux mordorés, déjà grande pour son âge. Et la lumière était là, perceptible seulement quand la petite lui passa les bras autour du cou, une petite lumière confiante et joyeuse comme la sienne n’avait jamais été, cependant. « Tu es ma tante, alors, dit l’enfante. C’est ce qu’elles disent, à Wardenberg, hein ? » Et Lisbeï l’étreignit en riant – le terme frangleï semblait bizarre dans la phrase litali. « Maison ne le dit pas ici », remarqua-t-elle, à moitié pour Tula. Et Tula dit : « Pourquoi pas ? »

À voir le nombre de « pourquoi pas » que Tula avait réalisés sans fanfare à Béthély, penserait souvent Lisbeï au cours de ces journées, à la fois émue et amusée, elles se ressemblaient sans doute beaucoup plus maintenant, après dix années de séparation, que si elles étaient restées ensemble.

Ensuite, Tula s’installa dans son bureau et Lisbeï y tira bientôt une table et une chaise à la place du Livre de Béthély qu’elle transporta dans la salle attenante. Elle avait décidé de recopier et de traduire avec plus de soin les papiers de Stellane – une façon de se donner le temps de réfléchir à ce qu’elle allait en faire. Le premier jour, quand Mooreï et Méralda vinrent rejoindre Tula dans le bureau, Lisbeï se leva et commença à ramasser ses affaires.

« Qu’est-ce que tu fais ? dit Tula.

— Je vais travailler à côté », dit Lisbeï, qui quelques jours plus tôt serait restée à sa table, attendant avec défi que Tula lui dise de s’en aller.

Tula la dévisagea, sourit : « Laisserais-tu la porte ouverte, si ça ne te dérange pas trop ? »

Quand les voix se turent dans le bureau, une robe rouge vint s’arrêter dans le champ de vision de Lisbeï, qui leva la tête : Méralda. Simplement curieuse : « À quoi travailles-tu, en ce moment ? » Mais Lisbeï savait qu’il s’agissait d’autre chose.

« Une traduction. Des vieux papiers des Harems. Encore.

— Pour la Tribune ?

— Sans doute.

— Je la reçois, sais-tu ? J’échange avec Kélys. Elle me l’envoie.

— Et nous trouves-tu convaincantes ?

— J’ai toujours été convaincue, quand il s’agissait de toi », dit Méralda.

Lisbeï sentit que le réflexe allait prendre le dessus, qu’elle allait contempler Méralda avec sa meilleure imitation de Kélys impassible mais accueillante, lui laissant la responsabilité de se compromettre davantage. Avec un effort pour ne pas détourner les yeux, elle dit : « Je n’ai pas fait grand-chose pour cela. »

Le sourire de Méralda n’était plus aussi prudent : « Ce n’est pas ainsi que ça se passe. » Cette fois, le silence n’avait pas besoin d’être rempli.

« Tu vas rester longtemps ? demanda enfin Méralda.

— Je ne sais pas », s’entendit répondre Lisbeï. Un mouvement attira son regard vers la porte du bureau. Tula était appuyée dans l’embrasure, les bras croisés. Ce n’était pas pour se défendre, comme Selva, seulement pour se recueillir, Lisbeï le savait maintenant – et se dit soudain qu’il n’y avait pas tellement de différence : un degré de souffrance en moins ? Peut-être Cynria n’éprouverait-elle jamais le besoin de croiser les bras du tout… À Méralda, qui avait vu son regard changer de direction mais n’avait pas à se retourner pour savoir qui se trouvait là, à Tula qui avait entendu la fin de leur conversation, à elle-même, qui découvrait sa réponse en la formulant, elle répéta : « Je ne sais pas. Sans doute pas très longtemps. » Méralda hocha la tête presque en même temps que Tula.

L’après-midi était consacrée aux tâches de Béthély. Avec deux Mémoires, Tula estimait qu’elle pouvait se dispenser de superviser constamment la routine administrative. Elle trouvait important de participer à la vie quotidienne dans les Tours sans attendre aux réunions de l’Assemblée familiale pour connaître l’humeur ou les besoins des unes et des autres. Lisbeï la suivait maintenant sans agacement dans ces tournées : Tula se conduisait en Capte parce qu’elle était la Capte, non parce qu’elle voulait le lui rappeler. Et c’était plus facile de se parler ainsi : dans les trajets familiers, dans les gestes aisément retrouvés, commentaires et souvenirs mêlaient sans heurt le présent et le passé.

Vers la fin de cette après-midi-là, elles passèrent à l’infirmerie de la garderie est. Tula voulait savoir où en était l’épidémie de rougeole qui y sévissait. Mais Antoné était satisfaite : « Je n’en ai pas encore perdu une » ; elle prenait encore tout ce qui se passait dans les garderies d’une façon très personnelle, même après tout ce temps.

« Elles sont en train d’essayer un vaccin, à Wardenberg », remarqua Lisbeï.

Antoné hocha la tête : « Et si ça marche, il faudra encore convaincre tout le monde de s’en servir. Et de dépendre d’elles pour ça. »

Toutes les Familles n’étaient pas en mesure de reproduire le laboratoire de Wardenberg – et sûrement pas dans le seul but de produire des vaccins. Lisbeï hocha la tête : « Tout un travail en perspective. J’entends d’ici les glapissements de Névénici.

— Ah ! mais notre habile Capte s’en occupera, dit Antoné en tapotant le bras de Tula, qui fit une petite grimace.

— Sûrement pas pour les convaincre de laisser Wardenberg s’en occuper ! Si plusieurs Familles de Brétanye en fabriquent, à la rigueur. Toller me disait qu’Angresea fait des recherches de son côté.

— Sur la réfrigération, pas sur les vaccins, précisa Lisbeï.

— Mais elles pourront produire des vaccins aussi. La réfrigération ne pourra qu’aider, si j’ai bien compris. De toute façon, Wardenberg n’essaiera sûrement pas de garder l’exclusivité de la découverte. »

Lisbeï acquiesça : « Elles ne sont pas folles. »

Antoné écoutait l’échange. Prenant soudain conscience de son amusement, Lisbeï l’interrogea d’un haussement de sourcils. Antoné parut chercher la formule appropriée. « Le temps passe, dit-elle enfin. Quoi qu’on en ait.

— Les temps changent, acquiesça Tula. Les temps, les gens.

— Ou peut-être certaines mettent-elles seulement plus longtemps à devenir elles-mêmes.

— Tout dépend des temps, de l’époque », répliqua Tula. Lisbeï eut l’impression qu’elles n’avaient pas cet échange pour la première fois.

« Tout dépend du temps, de la durée, insista Antoné. Avec assez de temps, tout peut arriver, statistiquement. »

Lisbeï ne put s’empêcher de rire : « Tu n’as pas tellement changé, toi : les statistiques !

— La Tapisserie et les statistiques ne sont pas incompatibles, dit Antoné. Ou bien penses-tu maintenant, toi, qu’elles le sont ? » Elle était paisible mais attentive, on eût dit Mooreï – détail qui aurait été amusant si la question n’avait pas touché Lisbeï au vif.

« Je ne sais pas », dit-elle enfin. Avec étonnement, elle sentit que c’était pourtant un aveu moins agacé – moins angoissé – qu’il ne l’aurait été quelques jours plus tôt. Une ignorance ouverte et non une paralysie. Elle avait franchi un autre seuil autre part. Qu’il puisse y avoir un nouvel ordre caché dans l’apparente gratuité de l’univers, une fois défait l’ordre ancien… c’était possible. De nouvelles configurations qui se révéleraient, de nouveaux équilibres à trouver sur de nouveaux fils – ou sur l’ancien fil, renouvelé ? Les temps changeaient, les êtres changeaient : peut-être par une pénétration toujours plus approfondie, en effet, de ce qui ne changeait pas ? Elle répéta la phrase d’Antoné : « Le temps passe. Et notre temps à nous… change. Parce que nous sommes notre temps. C’est cela l’Histoire, nous changeons, nous la changeons, elle nous change.

— Pas de manière successive dans la durée : simultanée », renchérit Tula.

Antoné leva les mains : « Eh, nous sommes d’accord !

— Sauf que c’est l’inverse. Dans ton temps à toi, ta « durée », l’Histoire humaine est un cas particulier, alors que dans le nôtre…

— Il n’y a que du temps humain, dit Antoné, un peu malicieuse.

— Il y a le temps d’Elli en train de devenir Elli-même, conclut Tula, obstinée.

— Ce n’est pas la même chose ? » dit Lisbeï, à moitié sérieuse quand même.

Antoné et Tula se tournèrent vers elle du même mouvement : « Tu dirais ça, bien sûr ! » dit Tula. « Il y avait longtemps ! » dit l’autre. Elles se mirent à rire toutes ensemble.

« Allons demander son avis à Mooreï, dit Antoné, et ce sera complet ! Je meurs de faim ! »

C’était l’heure du premier service à la Tour Ouest et elles traversèrent la cour pour s’y rendre. Antoné et Tula s’étaient engagées dans une discussion sur ce que Mooreï pourrait dire – et elles lui prêtaient bien entendu des arguments différents pour dire la même chose. Lisbeï les écoutait à moitié, plus attentive à Béthély autour d’elle, à la lumière d’automne qui semblait si bien s’accorder aux émotions chaleureuses qu’elle éprouvait pour Tula et Antoné, ou au ballet apparemment aléatoire qui portait vers la Tour Ouest ces habits rouges, verts et bleus. La durée était une spirale, Antoné avait raison. Et elle avait une direction, Tula n’avait pas tort. Et pour chaque humaine la Tapisserie se créait sans cesse à l’intersection de ce mouvement et de ce sens. C’était…comme cette marelle que des petites Vertes avaient fini de tracer dans la cour, près de l’entrée de la Tour Ouest, la marelle du Sud enroulée en forme de coquillage, mais qui portait les mêmes signes que celle du Nord en double croix : la même marelle, à des points différents de la spirale du temps.

Dans un élan joyeux, enfantin, Lisbeï sauta dans le cercle central de départ en évitant l’inscription soigneusement tracée à la craie. À Béthély, c’était BÉTHÉLY, et le grand demi-cercle, qu’il fallait sauter d’un coup sans y poser le pied à l’arrivée, était LES MAUTERRES. À Angresea, les demi-cercles étaient égaux à chaque extrémité de la double croix ; on partait bizarrement d’ILSHE qu’il fallait sauter d’un coup, pour arriver – logiquement, alors – à ELLI, où l’on sautait à pieds joints quand on avait réussi à y envoyer sa palette. Lisbeï parcourut les cases à toute allure jusqu’aux deux dernières, les plus larges, pour bien prendre son élan, et s’enlever au-dessus des Mauterres !

Tula applaudit en riant. « Aucun mérite, grommela une petite Verte, avec les jambes qu’elle a ! » Lisbeï allait l’inviter à essayer d’en faire autant avec ses propres jambes quand elle s’immobilisa, saisie. Sans doute était-ce dû à l’écriture particulière de l’enfante qui avait tracé les signes dans les cases de cette marelle, mais quand on se tenait derrière le demi-cercle d’arrivée, en les regardant à l’envers, certains signes évoquaient de façon irrésistible des chiffres carrés, un peu comme ceux de la petite horloge solaire, à Entraygues : 13, 20, 1, 16… Lisbeï avait assez souvent tracé elle-même les signes dans la marelle spirale pour avoir déjà remarqué (comme des générations de joueuses avant elle), que certains signes ressemblaient à des 5 ou à des S, que celui de la neuvième case, deux ronds côte à côte, se dessinait en général comme un 8 couché (« le signe de l’infini », lui avait aussi appris Antoné). Les signes des cases perpendiculaires avaient toujours été lus comme des lettres : M - O - R, « l’amour sans A », en langage de dotta – Lisbeï se l’était approprié bien sûr en « la mort-santé » – et S - E, qu’on se contentait de siffler de façon serpentine.

Tula était venue rejoindre Lisbeï, curieuse : « Quoi ?

— On dirait des chiffres, murmura Lisbeï, en essayant d’élucider le sentiment étrange qui l’avait saisie.

— Ah, mais oui : treize, cinq, vingt, un. MOR… »

Il y a des moments où, de la présence simultanée d’éléments disparates, jaillit soudain une étincelle qui se propage aussitôt. Tous ces éléments portent à notre insu une parcelle identique de sens inflammable. Et elles se combinent en nous, une chimie invisible les cristallise tout d’un coup en une illumination, comme on dit, « fulgurante ». Une intuition irrésistible. Après, on reconstruit, on se dit que « c’était évident » mais on se trompe : c’est devenu évident. Les conséquences de cet éclair sont allées modifier notre conscience en amont, comme en aval la réalité que nous percevons : notre futur, mais aussi notre passé. Et il faut tout un travail pour reconstituer cette intuition dans ses détails, retrouver dans la linéarité des mots cette certitude globale qui a en quelque sorte court-circuité langage et la durée : il faut essayer, péniblement, de revenir, de se souvenir de ce qu’on a su.

Lisbeï sentait déjà s’éteindre cet éclair de certitude qui l’avait traversée en entendant Tula dire les chiffres qu’elle-même avait seulement lus. Mais elle se souviendrait. Elle essaierait de leur expliquer, à Tula et Antoné, à Mooreï ensuite, à Méralda, Kélys, Toller : les séries de chiffres du carnet de Halde, la marelle, les comptines, les signes, Garde, elle répéterait « Garde, Garde », sans vraiment comprendre ce qu’elle voulait dire, mais avec le sentiment profond que ce nom était le lien, le guide, la clé.

« Un code ! » dit Toller, illuminé à son tour.

Un code enfantin, remarqua par la suite Kélys avec un sourire ironique. Mais il fallait s’y attendre de la part d’une enfante de huit années.

Chroniques du Pays des Mères
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